M. Francois Caron a écrit une intéressante recension0 du livre Politique Chrétienne à l’école de saint Thomas d’Aquin, de monsieur l’Abbé Devillers. Cette recension est parue dans la revue Lecture et Tradition n°7 de novembre 2011, pages 21 à 24. Nous nous proposons d’en faire ici le commentaire.



Cet ouvrage nous semblait pourtant remis en question dans ses fondements par la réponse apportée par le tuteur de l’équipe stageiritès Bernard de Midelt, dans son livre Peut-il exister une Politique Chrétienne ?1.

L’auteur commence par se demander « s’il est acceptable d’accoler le substantif “politique” au qualificatif “chrétienne” » en visant de fait les laïcards de tous poils. Loin de nous de vouloir nous ranger parmi ces infâmes, mais il convient de remarquer d’emblée l’erreur de l’énoncé. Si la grammaire française est autre chose qu’une simple règle sans signification, il semblerait que la question à poser fût la suivante : « est-il acceptable d’accoler le qualificatif “chrétienne” au substantif “politique” ? ». En effet, si l’on se donnait plus souvent la peine d’ouvrir saint Thomas plutôt que de le citer sans le comprendre, on n’oublierait point avec tant de légèreté le fait que la substance est première et nécessaire tandis que l’accident est second et contingent2. Ainsi, dès le début, l’auteur laisse parler ses préjugés (car s’en sont) plutôt que sa raison. Or, nous traitons de Science Politique : domaine de la Raison Naturelle3.

Cette erreur résume tout le développement du texte, par une inversion de l’ordre voulu par Dieu. S’ensuit donc nécessairement un langage maladroit et contradictoire sur la distinction entre l’Église et l’État : autonomes dans leur sphère … mais tout de même non-autonomes.



Citation : « l’Église a toujours défendu la distinction entre le pouvoir temporel représenté par l’État et le pouvoir spirituel confié à l’Église ».

Premièrement on se demande pourquoi le pouvoir temporel n’est que « représenté par l’État » tandis que le pouvoir spirituel (dont on se garde bien de définir l’objet) est « confié à l’Église ». Difficile de faire plus subliminalement augustinien.

Mais le comble arrive quelques lignes plus loin : « l’Église reconnait […] la distinction impérative qui doit exister entre l’Église et l’État dont les fins ne sont pas identiques ; elle n’en proclame pas moins l’impérieuse nécessité de subordonner celui-ci à celle-là, c’est-à-dire le bonheur terrestre de l’homme et de la société auquel il est du devoir de l’État d’œuvrer, à la fin ultime de chaque homme qui est la vie éternelle dont l’Église à la charge ».

Pour plus de clarté, nous listons les non-sens et les contre-sens (liste non exaustive) :

  1. la fin de l’État (il veut dire « de la cité ») est « le bonheur terrestre de l’homme », cependant saint Thomas nous dit que le Bien commun est le bien-vivre selon la vertu4, autrement dit un bien premièrement spirituel et secondairement (mais non facultativement) matériel.

  2. concernant la fin de la cité, l’auteur tient que le bien commun est un bien particulier : « le bien de chaque homme », autrement dit la fin du tout est la fin de la partie ; alors que la fin de la cité est le bien commun et que saint Thomas explique : « Le bien particulier est ordonné au bien du tout comme à sa fin : de même que l’imparfait est ordonné au parfait »5.

  3. il y a une confusion entre la finalité de l’homme et la finalité de la Société, que l’auteur parle de l’Homme et de la Cité ou du Baptisé et de l’Église.

  4. il affirme simultanément que la fin de la Cité est différente de celle de l’Église et ensuite que la première est subordonnée à la seconde donc que la fin de la cité est la fin de l’Église, donc qu’elles sont identiques. En Thomisme deux fins subordonnées ex aequo cela n’existe pas. Une chaîne comportant plusieurs maillons (plusieurs fins, dites alors intermédiaires) ne forment qu’une seule et même chaîne et n’ont donc qu’une seule et même fin. La fin de la cité est donc pour l’auteur le salut de l’homme.

  5. dans Politique Chrétienne à l’école de saint Thomas d’Aquin, l’homme n’a qu’une fin ultime qui n’est que surnaturelle, ce qui est contraire à saint Thomas : « Or le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime la volonté, est double. L’un d’eux est proportionné à la nature humaine, car les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la félicité dont les philosophes ont parlé ; soit la contemplative, qui consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord dans l’acte de la prudence, et conséquemment dans les actes des autres vertus morales. L’autre est le bien de l’homme qui dépasse la mesure de la nature humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni même pour le connaître ou le désirer, mais il est promis à l’homme par la seule libéralité divine ; 1 Cor. 2, 9 : « L’œil na point vu, etc. », et ce bien est la vie éternelle. »6



Poursuivons :

L’auteur de la recension affirme que cette théorie est une « certitude affirmée par l’Église » (on aimerait bien avoir quelques citations et documents du Magistère confortant ces propos), qui est « une évidence aveuglante » (idéologie surnaturaliste aveuglante conviendrait mieux) car l’homme créé par Dieu a pour fin Dieu lui-même.

Nous y sommes.

Dans la recension et dans le livre, on ne parle pas de Politique (nature humaine), ni de Science Politique (ratio), ni de Cité (Unité d’ordre), ni de rapport entre la Société Politique et la Société Religieuse, mais on parle de l’Homme-individu. Le titre de cette recension, et donc de l’ouvrage, est faux puisqu’on ne peut utiliser ce point de vue pour parler de Politique.

L’erreur est en fait double, car il y a aussi confusion entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. L’auteur de la recension et l’auteur de l’ouvrage ne perçoivent pas que l’homme est déjà subordonné à Dieu dans l’ordre naturel, et qu’il l’est accidentellement dans l’ordre surnaturel7.

Les prémices de cette recension, comme celles de l’ouvrage recensé, étant erronées, il est inévitable que les conclusions le soient également. Nous nous reportons maintenant au dernier paragraphe de la recension pour trouver une explication rationnelle de ces lacunes :

Le fait que l’homme soit naturellement attiré à Dieu comme vers sa fin n’est pas surnaturel. Affirmer le contraire serait soutenir que la Grâce n’est pas gratuite, qu’elle est donnée par Dieu à tous les hommes de manière naturelle9, il y aurait alors un unique ordre naturel-surnaturel, tous les hommes auraient droit au salut, tous auraient la Grâce dès la naissance (puisque cela est naturel)10. On reconnait là, prenant racine chez le père Henri de Lubac et Jacques Maritain, l’hérésie moderniste de l’exigence d’une surnature dans la nature humaine, ce qui conduit à l’affirmation du salut universel.

« D’aucuns pourraient croire que ce livre n’est lisible que par ceux qui ont acquis une culture indispensable à la bonne compréhension de son argumentaire. Qu’ils se détrompent ! Le rédacteur de ces quelques lignes n’est qu’un « catholique lambda », sans formation philosophique autre que celle reçut de sa scolarité dans un établissement catholique, il y a quelques 60 ans ».

Nous pouvons facilement comprendre que cette recension ne saisisse pas l’ampleur des erreurs énoncés, par contre nous comprenons moins que personne dans notre famille de pensée ne se soit lever contre Politique Chrétienne, à part quelques laïcs, et que ce livre puisse se vendre couramment dans nos milieux.



0 Critique d’un ouvrage dans une revue ou un journal.
1 Edition RER, diffusion Action Familiale et Scolaire, 2011
2 La substance est « ce qui peut exister en soi » tandis que l’accident est ce qui existe par un autre : Saint Thomas d’Aquin, Commentaire de la Métaphysique d’Aristote, V, I. 9, n°885-897.
3 « La cité se présente comme l’œuvre maitresse parmi les produits de la raison », Saint Thomas d’Aquin, Commentaire sur la Politique d’Aristote. I, 1, n 7.
4 Saint Thomas d’Aquin, De Regimine principum
5 Saint Thomas d’Aquin, Somme Contre les Gentils, III, 17
6 Saint Thomas d’Aquin, De Veritate, Question 14 (La Foi), Article 2
7 « Il y a un ordre divin naturel et un autre surnaturel » Julio Meinvielle, Conception catholique de la politique. « L’ordre naturel n’est pas surnaturel mais il est divin » Bernard de Midelt, Peut-il exister une politique chrétienne ?, p. 34 ; l’ordination à Dieu, fin surnaturelle, « ne supprime pas mais plutôt prédispose l’ordination essentielle de nos facultés spirituelles à Dieu fin ultime naturelle » M-R Gagnebet op, L’amour naturel de Dieu chez saint Thomas d’Aquin et ses contemporains, Revue Thomiste 1948-III et 1959 I-II, 1959 p58 et s. lire encore le long chapitre 48, livre III de la Somme Contre les Gentils de saint Thomas lui-même.
9 Condamnation par Saint Pie X : « Nous ne pouvons Nous empêcher de déplorer, une fois encore et très vivement, qu’il se rencontre des catholiques qui, répudiant l’immanence comme doctrine, l’emploient néanmoins comme méthode d’apologétique ; qui le font, disons-Nous, avec si peu de retenue qu’ils paraissent admettre dans la nature humaine, au regard de l’ordre surnaturel, non pas seulement une capacité et une convenance, mais une vraie et rigoureuse exigence » Pascendi.
Et par Pie XII : « Ils déforment la vraie notion de gratuité de l’ordre surnaturel, quand ils prétendent que Dieu ne peut créer des êtres doués d’intelligence sans les ordonner et les appeler à la vision béatifique. » Humani Generis.
10 Saint Thomas d’Aquin, ST, Ia, Q 21, a1, ad 3 : « quant à la créature, il lui est dû d’avoir ce qui est ordonné à elle, comme à l’homme d’avoir des mains et ici encore Dieu accomplit la justice, quand il donne à chacun selon ce qui lui est dû selon ce que comporte sa nature. »
11 Bernard de Midelt, op cit.


Thomas Audet
Pour Stageiritès