Partie 2 : Les carences théologiques et politiques du quiétisme – analyse critique

 

Introduction

Rien de plus agréable au démon qu’une âme qui cherche les révélations et en est avide ! (Saint Jean de la Croix, la montée du Carmel, Chapitre X)

Dans une première partie nous avions dressé le portait critique du quiétisme, exposant les diverses formes sous lesquelles on peut le rencontrer dans l’histoire récente et particulièrement dans la situation actuelle. Nous allons, dans cette seconde partie, démontrer que cette attitude révèle de grandes carences tant théologiques que politiques, et que le quiétisme politique pose des questions sur l’orthodoxie de ses adeptes.

 


1. Les références du quiétisme politique aux révélations privées plutôt qu’à la théologie traditionnelle et à la science politique[1]

 

  • La foi en la Révélation est d'un ordre infiniment supérieur à la croyance dans les révélations privées

Les révélations particulières, l’Église n’oblige pas à les croire, même quand elle les approuve. « Par cette approbation, elle veut seulement déclarer qu’elle n’y trouve rien de contraire à la foi et aux bonnes mœurs, et qu’on peut les lire sans danger et même avec profit. »[2]

Le p. Poulain sj cite en appuis Benoit XIV : « que faut-il penser des révélations privées approuvées par le saint Siège […] j’ai dit qu’il n’est ni obligatoire, ni possible de leur donner un assentiment de foi catholique, mais seulement de foi humaine, conformément aux règles de prudence, qui nous les présentent comme probables et pieusement croyables. »[3]

Les révélations privées n’ont donc qu’une autorité purement humaine, même celles reçues par des saints, même celles que l’Église approuve. À plus forte raison, celles sur lesquelles l’Église ne se prononce pas.

Chez les quiétistes au contraire, on voit couramment attaché à de prétendues révélations privées une prééminence de celles-ci sur la raison éclairée par la foi, au mépris des règles de prudence que l’Église nous demande de respecter. Il n’est pas exceptionnel de rencontrer des personnes se disant catholiques qui se feraient hacher menu pour telles ou telles apparitions mais qui font bon marchées des exigences les plus claires du catholicisme en matière de dogme ou de morale.

 

  • La confiance dans les révélations privées ne doit pas se substituer à l'usage de la raison

L’autorité d’une révélation privée n’est que celle d’un témoignage, elle est purement humaine. Les choses qu’elle atteste ne sont jamais certaines. Le contenu d’une révélation privée doit être jugé par la raison éclairée par la Foi et non l’inverse. Ainsi les révélations particulières « ne doivent pas servir à trancher les questions d’histoire, de physique, de philosophie (et donc de science politique) ou de théologie qui sont controversées entre les docteurs. Il est tout à fait permis de s’écarter de ces révélations, même approuvées, quand on s’appuie sur des raisons solides, quand surtout la doctrine contraire est établie par des documents inattaquables et une expérience certaine. »[4]

En effet, en ce qui regarde la foi : « ce qui possède la plus haute autorité, c’est la pratique de l’Église à laquelle il faut s’attacher jalousement en toutes choses. Car l’enseignement même des docteurs catholiques tient son autorité de l’Église. Il faut donc s’en tenir plus à l’autorité de l’Église qu’à celle d’un Augustin ou d’un Jérôme ou de quelque docteur que ce soit. » [5]

« Il faut observer en ce domaine délicat plusieurs réserves très importantes. Il ne saurait être question de nouveautés touchant la doctrine de la foi. Car la Révélation est close depuis la fin de l’Église apostolique, et rien ne peut être ajouté à ce dépôt scellé. Quand l’Église prononce de temps en temps des définitions dogmatiques, elle ne proclame, on le sait, aucune révélation nouvelle, mais ne fait qu’expliciter ce qui était déjà contenu dans le dépôt de la foi. Quant aux révélations des saints mystiques, par exemple d’une sainte Catherine de Sienne ou d’une sainte Térèse d’Avila, elles n’ajoutent rien de substantiel à la doctrine chrétienne et ne font que l’éclairer davantage. »[6]

Le grand docteur mystique qu’était saint Jean de la Croix disait lui-même : « Les visions et les paroles de Dieu s’abstiennent de toute indication qui soit du ressort du jugement et de la prudence humaine ; Il veut qu’on utilise autant que possible les moyens naturels ; Il veut que tout se règle par eux. »[7]

 

  • Il faut éviter les attachements désordonnés aux manifestations préternaturelles

Résumons l’un des arguments des quiétistes:

« Nous connaissons et nous respectons la distinction entre foi dans la Révélation divine et croyance toute humaine dans des révélations particulières. Mais dès que, par les règles de la prudence, du discernement des esprits, on peut avoir la certitude morale de l’origine divine d’une révélation privée, même sans avale de l’Église, n’y a-t-il pas quelque présomption à ne pas se guider sur elle ? N’est-ce pas du naturalisme que de mépriser ainsi les avis qui nous viennent d’en haut ? Sur les problèmes politiques vous raisonnez parce que vous êtes des hommes charnels ; nous autres spirituels, nous nous laissons guider docilement par la sainte Vierge, etcetc. »

Dans La montée du Carmel, saint Jean de la Croix traite à plusieurs reprises des révélations surnaturelles et toujours pour dire de les repousser, de n’en faire aucun cas :

« Dissipez donc toujours toute représentation et sensation de cette nature. Ne dites pas : elles viennent peut-être de Dieu. En ne les aimant pas et en les repoussant on ne fait à Dieu la moindre offense et on n’en reçoit pas moins l’effet et le fruit que Dieu avait en vue en les suscitant […] Rien de plus agréable au démon qu’une âme qui cherche les révélations et en est avide ; c’est lui présenter toute facilité pour insinuer des erreurs et pour affaiblir la Foi dans la mesure de ses moyens. L’âme ainsi disposée devient très grossière au sujet de la Foi, et par là elle est plus souvent exposée aux extravagances et aux fortes tentations. »[8]

 

En maints endroits le même auteur reprend ces affirmations très nettes et explique longuement les fâcheuses conséquences d’un attachement aux manifestations préternaturelles pour la vie spirituelle. On voit par là ce qu’il faut penser d’une prétendu orientation mystique qui dispenserait de tout effort de la raison et qui opposerait le commun des mortels soumis aux exigences légitimes de la science politique, de l’analyse politique, de la prudence politique à certains charismatiques qui n’auraient pas à s’en soucier. On trouvera d’ailleurs la même doctrine chez tous les grands et véritables mystiques chrétiens.

 

  • Même quand elles viennent de Dieu les révélations peuvent nous induire en erreur

Même les révélations des saints peuvent parfois contenir des erreurs. C’est ce qu’affirme A Poulain en citant trente-deux cas d’illusions[9]. Lorsque l’Église canonise un serviteur de Dieu, c’est sa vertu qu’elle canonise, non ses visions (ou ses écrits).

Mais surtout, nous pouvons mal comprendre les révélations.

Saint Jean de la Croix écrit : « bien des prophéties et locutions divines n’ont pas eu le résultat que les hommes en attendaient, et cela parce qu’ils les comprenaient à leur façon et les interprétaient à la lettre […] Il en est de même des âmes ; elles se trompent dans l’interprétation des paroles, et de bien d’autre façons, au sujet de révélations et de paroles divines ; elles ne comprennent que la lettre, que l’écorce, alors que Dieu a surtout en vue par ces manifestations d’exprimer et de communiquer l’esprit qui s’y trouve renfermé, et qu’il n’est pas facile de dégager […] On voit que même des paroles et des révélations qui viennent de Dieu, sont sujettes à caution, à cause de notre façon de les comprendre […] Pratiquement il n’est donc rien de plus avisé et de plus sûr pour les âmes que de fuir prudemment ces choses surnaturelles. »[10]

 

Par ailleurs, certaines prédictions sont conditionnelles :

« Bien que véridiques en soi, elles ne se réalisent pas toujours quant à nous ; elles dépendent en effet des causes et occasions qui les ont fait naître […] l’effet dépend de la cause et quand celle-ci se modifie, l’effet se modifie avec elle. Supposons que Dieu dise : l’année prochaine j’enverrai un châtiment déterminé à tel royaume, et que ce soit la conduite criminelle de ce royaume à l’égard de Dieu qui justifie cette menace. Si avant le terme annoncé la cause disparaît ou si la nature de l’offense change, le châtiment sera ou bien suspendu ou prendra une autre forme. »[11] Et saint Jean de la Croix de citer l’exemple de Ninive (Jon. III), du roi Achab (Reg III), etc.

« Il ne faut donc pas se persuader que les paroles ou révélations divines, pour véridiques qu’elles soient, doivent infailliblement se réaliser selon le sens des mots, particulièrement quand elles sont subordonnées, par ordre même de Dieu, à des causes humaines qui sont sujettes à mutations et altérations. Dieu seul du reste sait quand elles sont conditionnelles ; cela n’est pas toujours explicite. »[12]

 

Pour guérir ceux qui ne seraient pas convaincus, saint Jean de la Croix développe plus loin tout un chapitre pour montrer que Dieu n’aime pas qu’on l’interroge, au point même de livrer quelquefois à l’aveuglement ceux qui l’irritent en ne suivant pas les sentiers prescrits.[13]

 

  • Les révélations privées n'ont-elles donc aucune utilité ?

Après cette longue mise en garde contre l’attachement désordonné aux révélations particulières, il convient de préciser que ce sont les abus qui sont ici attaqués : Dieu, en effet, ne fait rien d’inutile. Encore faut-il maintenant qu’il s’agisse de véritables révélations divines.

Lorsqu’on a donc de sérieuses raisons de penser qu’une révélation temporelle est bien d’origine divine, ce qui n’est pratiquement le cas que pour celles que l’Église approuve, on peut donc en tenir compte avec prudence et tempérance. Ce peut être une consolation, une incitation à la conversion, à la prière, à l’action, à la pénitence, etc.

Mais il ressort de tout ce qui précède qu’on ne doit pas y attacher une trop grande importance et qu’il est tout à fait illégitime et néfaste d’y voir plus qu’un moyen très secondaire et de vouloir s’y appuyer exclusivement, au détriment de la Foi et de la science politique qui doivent rester souveraines, chacune dans leur ordre.

Il y a donc dans la doctrine catholique de quoi démolir complètement cette prétention fréquente du quiétisme politique à réduire le monde à l’inaction, en attendant la motion divine exprimée par quelque manifestation miraculeuse.

 


2. Le péché contre l’espérance politique

  • Le désespoir des quiétistes pessimistes

Dans toutes les formes du quiétisme politique on retrouve l’idée commune que le mal actuel dans le monde politique, « la Révolution », résulte d’un décret divin, d’une punition divine etc. Et que corrélativement seul Dieu nous en délivrera par un décret contraire. Peut-on soutenir pareille affirmation ?[14]

Précisons ce qu’est le mal. Le mal c’est l’absence de bien. Il peut être physique (maladie, souffrance, mort) ou moral (fautes personnelles). Dieu ne peut être cause du mal mais il peut le permettre. Plus précisément Dieu ne veut jamais le mal moral mais il peut vouloir le mal physique, toujours en vue d’un bien, à titre de châtiment ou d’épreuve.

La question devient alors : à quelle sorte de mal appartient la Révolution ?

Les idéaux révolutionnaires s’élèvent fondamentalement contre Dieu. La Révolution est donc un mal moral. Par suite Dieu ne peut vouloir la Révolution.

« Or, le mal qui est lié à un bien est la privation d’un autre bien. Jamais donc le mal n’attirerait l’appétit, même accidentellement, si le bien auquel est lié le mal n’attirait pas davantage que le bien dont le mal est la privation. Or, Dieu ne veut aucun bien plus que sa propre bonté ; il veut pourtant tel bien plus que tel autre bien. « En conséquence le mal de faute qui prive la créature de son ordination au bien, Dieu ne le veut en aucune manière. » Mais le mal qui est une déficience de la nature, ou le mal de peine, Dieu le veut en voulant quelque bien auquel est lié un tel mal. Par exemple, en voulant la justice, il veut la peine du coupable, et en voulant que soit gardé l’ordre de nature, il veut que par un effet de nature certains êtres soient détruits. »[15]

Dieu peut seulement permettre la Révolution en vue d’un plus grand bien : pour que les hommes exercent d’une manière héroïque leur fidélité à son égard, pour qu’ils se sanctifient dans la lutte, pour la recherche vertueuse de la reconstruction d’une société politique poursuivant le bien commun et pour la gloire que procureront au Père la persévérance des bons et le triomphe du Christ.

Accidentellement la Révolution est également un mal physique ; à ce niveau ses conséquences sont épouvantables : le bilan des ruines, des souffrances qu’elle traîne derrière elle suffirait pour la juger. C’est précisément cette analyse politique - des désordres de la Révolution - qui a pour mission dans l’ordre providentiel de ramener à la raison ceux qui veulent bien ouvrir les yeux, de les pousser au repentir, à la prière, à la pénitence mais aussi à l’action politique contre les ennemis de la société et de l’Église.

Par contre Dieu, infiniment bon, veut toujours positivement l’ordre de sa justice ; il veut que tous les hommes fassent le bien. Son Fils est mort sur la croix pour les sauver tous (si certains se perdent c’est par leur propre faute et non par la volonté de Dieu). Dieu veut donc aussi nécessairement la condition du salut du plus grand nombre[16] : une société politique poursuivant le bien commun.

Par conséquent dire que Dieu veut la Révolution, c’est se tromper radicalement sur la considération qu’il a pour son œuvre.[17] Cette conception de la Révolution, décret divin, est donc nécessairement fausse. Elle va de pair avec une spiritualité jansénisante, plus fondée sur la crainte servile du Dieu de colère que sur la crainte filiale du Dieu d’amour. Cette idée fausse d’un Dieu qui veut le mal conduira facilement les quiétistes pessimistes au désespoir.

 

  • La présomption des quiétistes optimistes

Saint Thomas lorsqu’il traite des péchés contre l’espérance, après le désespoir, nomme la présomption. Car il est une sorte de présomption qui s’oppose à l’espérance chrétienne, « quand l’homme tend à un bien qu’il estime possible par rapport à la puissance et à la miséricorde divines et qui de fait n’est pas possible : ainsi pour le pêcheur, espérer obtenir son pardon sans pénitence ou la gloire sans mérite […] Cette présomption est à proprement parler une espèce du péché contre le saint Esprit. »[18]

N’est-ce pas dans ce péché que risquent de tomber les quiétistes optimistes lorsqu’ils se confient abusivement en Dieu seul et négligent les devoirs politiques relatifs à leur état d’animal politique ?

Nous avons déjà abordé la question de la manière d’entendre le fait que Dieu veuille tout ce qui arrive. Il est maintenant utile d’y insister en précisant ce qu’est la Providence et de quelle façon s’exerce la toute puissante volonté de Dieu.

 


3. La Providence

Avant toutes choses, lorsque nous disons qu’il ne faut pas placer son unique espérance dans l’avénement d’un miracle divin, nous ne voulons pas dire que nous nions la possibilité d’une intervention divine. Au contraire, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que Dieu intervient tout le temps !

Dieu agit en effet par les causes secondes : « L’exécution de la Providence Divine se fait au moyen des causes secondes ».[19]

Comme Dieu est cause des choses par son intelligence (unie à sa volonté), il doit avoir la connaissance de l’ordre selon lequel toutes choses se rapportent à leur fin : c’est lui-même qui les ordonne ainsi et c’est en cette ordination, raison[20] de l’ordre des choses, que consiste précisément la Providence.[21]

  Quelques propriétés de la providence :

Le plan providentiel jusque dans ses moindres détails a été immédiatement fixé par Dieu[22], la Providence ; loin de détruire la liberté humaine, Il la sauvegarde[23]. La volonté de Dieu se fera, avec nous ou sans nous : Dieu nous a faits libres et nous a fait causes, nous ne pouvons légitimement nous dérober à sa volonté sur ce point précis. Certes, quoi que nous fassions, la volonté de Dieu s’accomplira, mais il est indifférent à sa gloire et à notre salut que ce soit avec nous ou sans nous. Eventuellement, sa volonté se fera sans nous car Dieu respecte notre liberté et permet le mal moral. Nous pouvons donc agir hors de ses voies ou, ce qui revient au même, rester inertes lorsqu’il faudrait agir. Sa volonté pourra se faire avec nous, et c’est la seule voie possible pour ceux qui veulent la plus grande gloire de Dieu et leur propre salut.

Ceci s’applique à tout l’agir humain et donc aussi à la politique : si la prudence politique démontre qu’une action est possible au vu de la science et de l’analyse politique (et sans une étude sérieuse nul ne peut dire cette action impossible) nous ne pourrons nous y dérober sous quelques prétextes que ce soit, et surtout pas ceux offerts par une révélation fallacieuse.

 


4. La place de la prière dans le plan divin

Si Dieu a tout prévu, si la providence est infaillible et universelle, quelle peut donc être l’utilité de la prière ? Demander à Dieu ce qu’il a décrété de toute éternité a-t-il un sens ?

La prière se fonde sur la providence. La prière ne tire pas sa force de nous mais de Dieu[24] : dans tous les ordres, en vue de certains effets Dieu a préparé les causes qui doivent les produire; en vue de certaines fins il a préparé les moyens proportionnés. Pour les moissons temporelles, il a préparé la semence temporelle, pour les moissons spirituelles, des semences spirituelles, parmi lesquelles il faut compter la prière.  

La prière est une cause ordonnée de toute éternité par la providence à produire, dans l’ordre spirituel, cet effet qui est l’obtention des dons de Dieu, nécessaires au salut, comme la chaleur et l’électricité sont les causes ordonnées de toute éternité à produire, dans l’ordre physique, les effets que nous constatons tous les jours.

Bien plus, la prière est un culte rendu à la Providence. Et mieux encore, la prière nous permet de coopérer au gouvernement divin[25]. Par conséquent toute opposition entre la providence, l’action et la prière est sans fondement : la prière, de même que l’action politique, sont des voies établies par Dieu pour réaliser sa volonté.

 


5. Pourquoi et en quoi nous devons nous abandonner à Dieu ?

Pour éviter l’erreur quiétiste qui fait renoncer à la lutte nécessaire et qui diminue gravement la valeur et la nécessité de l’Espérance, pour éviter aussi les défauts opposés : l’inquiétude, la précipitation et l’agitation fébrile et stérile ; il convient de se pénétrer de quatre principes déjà accessibles à la raison naturelle et clairement exprimés par la Révélation :

a) Rien n’arrive que Dieu ne l’ait prévu et voulu, ou du moins permis.  

b) Dieu ne veut rien et ne permet rien qui ne soit pour la manifestation de sa bonté et de ses perfections infinies, pour sa propre gloire et le bien de ceux qui l’aiment.  

c) Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu.

Nous n’avons donc, en nous abandonnant à Dieu, rien à craindre à part de ne pas lui être assez soumis. Mais il est nécessaire de préciser en quoi consiste cette soumission : c’est celle d’un être libre, intelligent, et non pas celle d’un programme informatique ni d’un animal ; elle implique donc l’usage de la raison et de la volonté pour comprendre le dessein divin, pour se porter vers celui-ci comme vers un but, mais aussi pour choisir entre les divers moyens qui s’offrent à chaque instant afin d’y parvenir.  

d) Cet abandon ne nous dispense évidemment pas de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour accomplir la volonté de Dieu signifiée par les préceptes, les conseils et les évènements.[26]

En politique, faire la volonté de Dieu signifiée, c’est faire ce que demande la raison compte tenu de la science politique, de l’analyse politique, de la prudence politique, compte tenu des circonstances de temps et de lieu (favorables) et donc en définitive mener telle ou telle action politique.

Pour le reste, nous devons nous abandonner à la volonté de Dieu de bon plaisir, c’est-à-dire tout ce qu’il veut ou permet et sur quoi nous ne pouvons rien : par exemple l’époque et les circonstances actuelles, l’état dans lequel Dieu nous a placé, les difficultés actuelles de l’action politique et jusqu’aux fautes que nous commettons par faiblesse et qui doivent servir à nous fortifier dans l’avenir.

Le quiétisme n’est donc qu’une très grossière déformation de la doctrine classique de l’abandon à la divine Providence. Son espérance en l’avènement d’un châtiment divin n’est qu’une caricature de la véritable espérance ; c’est bien cette présomption qui fait que l’homme se confie en Dieu d’une manière désordonnée. Il n’y a par là rien d’étonnant à ce que Dieu punisse parfois ceux qui s’y livrent en les abandonnant à un esprit d’aveuglement ou à une cécité intellectuelle qui s’explique mal par les seules causes naturelles.

 


6. Le quiétisme, négation des lois de l’Incarnation

On l’a entrevu à plusieurs reprises : le quiétisme fait bon marché du mode d’union entre la grâce et la nature (ce qui concerne au premier chef les lois de l’Incarnation). Le quiétisme correspond à une ancienne hérésie voyant dans l’homme une nature complètement viciée ; par suite, le quiétisme méprise l’ordre de la création, en particulier la raison et la liberté humaine[27]. Au contraire, l’enseignement de l’Église tourne autour de cette certitude de la Foi : la Grâce ne détruit pas la Nature.

La grâce divine surélève infiniment la nature humaine puisqu’elle fait de nous des dieux. Dieu en effet, a fait l’homme à son image, à sa ressemblance, dès le commencement. A ceci il ajouta par Grâce (le don de la Grâce sanctifiante, l’Incarnation du Verbe, la Rédemption), le bonheur de devenir ses enfants d’adoption car « toute créature raisonnable[28] participe au Fils par la grâce du saint Esprit qu’il nous a lui-même apporté […] Or quand nous participons au Fils nous participons à Dieu ; et c’est ce que saint Pierre nous enseigne lorsqu’il dit afin que vous deveniez participant de la nature divine. »[29]

Mais dans cette sublime opération, Dieu ne vient pas substituer à la nature humaine une autre nature, il ne vient pas mettre à la place de l’âme humaine un autre principe ; la grâce consiste en une disposition nouvelle que Dieu imprime à l’âme et qui la rend capable de tendre vers la possession d’un bien supérieur à la nature.

La grâce en tant qu’elle est une qualité n’agit pas sur l’âme par manière de cause efficiente mais par manière de cause formelle : ainsi la blancheur rend un objet blanc, la justice fait d’un individu un juste.[30] Et donc, bien que la grâce soit d’un ordre infiniment supérieur à celui de notre nature, elle suppose l’homme existant indépendamment d’elle et elle s’unit à lui comme un accident qui vient perfectionner une substance. L’âme humaine fournit un support à la grâce créée qui vient la faire participer à la nature divine. Ainsi, Dieu veut la coopération des créatures intelligentes, aussi bien dans le domaine temporel de l’ordre naturel par la soumission à la Providence (c’est-à-dire à l’ordre naturel), que dans le domaine surnaturel par la pratique de la vertu surnaturelle et la soumission à son Église ; il ne saurait être question pour l’homme de cesser d’appliquer sa raison à la science politique et d’agir selon la prudence politique sous prétexte de se laisser guider par Dieu, ce qui est par ailleurs un contre-sens (puisqu’user de l’ordre naturel, c’est se laisser guider par Dieu), une grave erreur doctrinale.

 


Conclusion de l’analyse critique théologique et politique

Au terme de cette analyse critique, on peut répondre aux quiétistes qui souhaitent faire passer leur thèse pour une doctrine spirituelle élevée, que le quiétisme peut être, bien au contraire, source de péchés graves :

  • Péché contre la Foi : la confiance exagérée dans les révélations privées, l'attente de phénomènes préternaturels corrompent la Foi (cf saint Jean de la Croix). On peut en venir en effet à mettre sur le même plan la Révélation et ces révélations. Ou bien on méprisera les vérités de Foi en les regardant comme des croyances humaines ordinaires ou bien on surélèvera au niveau de la Foi des messages dont la crédibilité est toute humaine.
  • Péché contre la Foi encore, en niant l’action de la Providence par les causes secondes, comme si Dieu n’avait pas préétablit un ordre adéquat à la réalisation de sa fin dans sa propre création. C’est une apostasie formelle.
  • Péché contre l'Espérance par désespoir, par la conception jansénisante d'un dieu-tyran, dont le bon plaisir serait de châtier ceux qui sont prédestinés à sa colère, par une confiance désordonnée en un « dieu faiseur de miracle », espérant de sa toute-puissance des choses qui sont en dehors de l'ordre voulu par Lui : par exemple espérer de Lui seul la cessation d'un mal dont nous sommes co-responsables tant que nous ne nous y opposons pas de toutes nos forces.[31]
  • Péché contre la Charité en prétendant aimer Dieu et se contentant de le prier des lèvres, sans daigner faire sa volonté. Car ce n'est sûrement pas faire sa volonté que de refuser d'accomplir son devoir dans le domaine politique qui est celui de la plus haute charité après la prédication évangélique. Ce n'est certainement pas aimer son prochain que de laisser la Révolution le détruire physiquement et spirituellement.

 

Dans la troisième et dernière partie, nous approfondiront les causes psychologiques du quiétisme : le défaut de pratique des vertus naturelles. Nous verrons ensuite, en guise de conclusion, les motifs d’espérance.

 

Thomas Audet
Pour Stageiritès

 


[1] Vaquié Jean : « Les prophéties publiques sont destinées à toutes les nations et à tous les temps […] Nous souhaitons des prophéties plus détaillées et plus actuelles. C’est le cas précisément des prophéties privées qui nous donnent des espérances plus proches » Réflexions sur les ennemis et la manœuvre, Lecture et tradition n°126 juillet-août 1987, p. 48.

[2] Poulain A. sj, Des grâces d’oraison, éd Beauchesne 1914, p. 334. - Melchior Cano dit dans le même sens: « Peu lui importe que l’on croie ou non aux révélations de sainte Brigitte ou des autres; ces choses ne se rapportent nullement à la Foi. » (De locis theologicis 1 XII, c III).

[3] Ibidem, la citation de Benoit XIV est tirée du De canon. 1 III cIIIn15 et 1 II cXXXII n11.

[4] Cardinal Pitra, Livre sur sainte Hildegarde p. XVI.

[5] Somme théologique, IIa-IIae, Q.10, a12, c.

[6] Note numéro 59 de la revue des jeunes : Somme Théologique, IIa-IIae, q. 174 a. 6 ad 3.

[7] Jean de la croix st, La montée du Carmel, éd Desclée chap. XX.

[8] Jean de la croix st, La montée du Carmel, éd Desclée chap. X.

[9] Poulain A. sj, op cit.

[10] Jean de la croix st, op cit chap XVI.

[11] Jean de la croix st, op cit chap XVII.

[12] Jean de la croix st, op cit chap XVII.

[13] Jean de la croix st, op cit chap XIX.

[14] On retrouve cette interprétation notamment chez les écrivains contre-révolutionnaires traditionnalistes du début du XIXème siècle : notamment parfois Joseph de Maistre, souvent Louis de Bonald, mais aussi Donoso Cortes ou Blanc de Saint Bonnet. Leur tendance platonisante et augustiniste n’est pas sans corrélation avec cette interprétation surnaturaliste de l’histoire.

[15] Somme Théologique, Ia, Q19, a9, c.

[16] Pie XII.

[17] Dieu ne veut pas la mort : “Car Dieu n’a pas fait la mort et il n’éprouve pas de joie quand périssent les vivants.” (Sg XI 24). Le sens des châtiments ne peut être que le mal permis et non la volonté d’anéantissement : “Si l’on fait grâce à l’impie, il n’apprend pas la justice.” (Is XXVI 10)

[18] Thomas d’Aquin st, ST 2a 2ae q. 21 - Quelques lignes plus loin il précise “cette présomption qui fait que l’homme s’appuie d’une manière désordonnée sur Dieu est un péché plus grave que la présomption qui le fait se confier à sa valeur personnelle”, car c’est un péché contre Dieu.

[19] Saint Thomas d’Aquin, Contra Gentes, Q.77, III.

[20] Ratio en latin.

[21] Thomas d’Aquin st, ST Ia q22 a1 - La providence est comme une extension de la sagesse de Dieu […] Sagesse qui atteint avec force d’une extrémité du monde à l’autre et dispose tout avec douceur.” (Sg VIII 1) cité in Garrigou-Lagrange R., La providence et la confiance en Dieu, éd Desclée 1932, III, 1 p 171.

[22] Garrigou-Lagrange R., op cit III, 1 pp. 172, 173, 174: « Dieu, à titre de cause non pas unique mais première, est cause de tout à l’exception du mal, à l’exception de cette privation, de ce désordre qu’est le péché. Quant au mal physique et à la douleur, Dieu ne les veut qu’accidentellement pour un bien supérieur. »

[23] Garrigou-Lagrange R., op cit III, 1 pp. 173, 174 : « Bien que la providence, comme ordination divine, s’étend immédiatement à tout ce qu’il y a de réel et de bon, jusqu’aux dernières fibrilles des êtres, cependant lorsqu’il s’agit de l’exécution du plan providentiel Dieu gouverne les créatures inférieures par les supérieures aux quelles il communique la dignité de la causalité (Ia q22 a3). » - Thomas d’Aquin st, Ia q 22 a3 : « ”Quant à l’exécution de cet ordre providentiel Dieu gouverne les êtres inférieurs par les êtres supérieurs, non par une impuissance de sa part mais pour communiquer aux créatures et surtout aux créatures supérieures la dignité de la causalité. »

[24] Garrigou-Lagrange R., op cit III, 5 pp. 221 et s : « La prière a en effet été voulue par Dieu bien avant que nous voulions nous mettre à prier […] La vraie prière faite dans les conditions voulues est infailliblement efficace parce que Dieu, qui ne peut pas se dédire, a décrété qu’elle le serait. »

[25] Garrigou-Lagrange R., op cit III, 5 p. 226 : « C’est l’acte par lequel nous reconnaissons constamment que nous sommes sous le gouvernement de Dieu. […] En priant nous nous mettons à vouloir dans le temps ce que Dieu veut pour nous de toute éternité. »

[26] Garrigou-Lagrange R., op cit IV, 1 et II, 7 respectivement pp. 232 et 167.

[27] Le jansénisme en est la caricature.

[28] En état de Grâce, cela s’entend.

[29] Athanase st, Or. In Terrien T. 1 p. 89.

[30] Thomas d’Aquin st, ST Ia IIae q 110 a2.

[31] « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer », Histoire des variations des églises protestantes, in Œuvres complètes de Bossuet, vol XIV, Jacques-Bénigne Bossuet, éd. L. Vivès (Paris), 1862-1875, p. 145.